Introduction

Decorated initial D

Dans cette septième lettre issue de la série Fors Clavigera. Letters to the Workmen and Labourers of Great Britain (1871-1884), parue pour la première fois en auto-édition en juillet 1871, Ruskin réagit à la Commune de Paris… ou plus exactement aux aspects de l’événement qui l’intéressent! Muet sur le contexte de guerre civile, il se concentre sur “l’incendie du Louvre”, probablement ceux des Tuileries et de la Bibliothèque impériale lors de la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Face aux “ouvriers” de Paris, coupables selon lui de la destruction d’un patrimoine commun et universel, il se déclare lui-même “Communiste de la vieille école” en prenant pour référence l’Utopie de Thomas More (1516). Le communisme de Ruskin est à la fois matériel et moral, marqué la propriété commune des biens de plus haute valeur, notamment la “connaissance” et la “vertu”, et par l’éthique très victorienne du travail. Guidé par cet idéal, il fustige les “capitalistes” de son temps, prophétise un soulèvement des plus pauvres contre le “vol” de leur travail… avant de réaffirmer la nécessité d’obéir aux bonnes lois et aux “hommes bons”. Le dernier mot revient donc, comme souvent, au “Tory de la vieille école” qu'il revendique être quelques mois plus tard (Fors Clavigera, 27.167). L’idéal “communiste”, dans le sens très particulier où Ruskin l’entend, fera néanmoins son chemin puisqu’il évoque dans une lettre d’août 1874 “the truly liberal and communist principles… for the future laws of the St. George’s Company” (28.170). D’autres thèmes notables sont abordés ici comme les origines de la guerre, la nécessité d’un impôt progressif sur le revenu et la propriété, ou les défauts de circulation de la monnaie. Ce texte témoigne de la capacité de Ruskin à se positionner face aux enjeux de son époque en brassant des savoirs à la fois historiques, mythologiques et artistiques, ainsi que du style libre et enlevé typique de Fors Clavigera. Pour donner une idée de ce style, nous avons autant que possible respecté la ponctuation et la casse. Les mots marqués d’une astérisque sont en français dans le texte. Les notes de Ruskin sont indiquées (JR), les nôtres (GL). Ces dernières sont fondées en partie sur celles de la “Library Edition”.

Lettre 7. Charitas

DENMARK HILL, 1er juillet 1871

La Charité. Giotto. Eglise de l’Arena, Padoue (reproduite dans Fors Clavigera)

MES AMIS, – il m’arrive rarement, mon travail s’effectuant principalement parmi les pierres, les nuages et les fleurs, de trouver le loisir d’échanger avec mes semblables; mais depuis les affrontements de Paris j’ai plusieurs fois dîné dehors, et parlé avec les personnes assises à mes côtés, et avec d’autres lorsque je montais à l’étage; et j’ai fait de mon mieux pour savoir ce que les gens pensaient de cet affrontement, ou ce qu’ils pensaient qu’ils devaient en penser ou en dire. Je n’avais, bien sûr, nul espoir de trouver personne sachant ce qu’il devait faire. Mais je n’ai encore, un peu à ma surprise, rencontré personne qui semblât plus triste, ou se déclarât plus sage, après tel ou tel aspect des événements.

Il est vrai que je ne m’en trouve ni plus triste, ni plus sage moi-même. Cependant j’étais auparavant si triste que rien ne pouvait me rendre plus triste 1; et devenir plus sage a toujours été un processus très lent chez moi (parfois même s’interrompant des jours entiers), de sorte que, rencontrant sur mon chemin deux ou trois idées nouvelles en même temps, cela ne fait d’abord que m’intriguer; et les affrontements de Paris m’en ont fait rencontrer davantage que deux ou trois.

2. La plus neuve d’entre elles, une idée, de fait, assez forte de café chatoyante et détonnante [freshly minted] pour moi, est la notion parisienne de Communisme, pour autant que je la comprenne (ce que je ne prétends pourtant pas avoir fait complètement, à moins d’être devenu, pour le coup, beaucoup plus sage).

Car, de fait, je suis moi-même un Communiste de la vieille école – qui est aussi plus rouge que la rouge; et je m’apprêtais à en parler à la fin de ma dernière lettre; seul un télégramme relatant l’incendie du Louvre m’a retenu, car alors j’ai pensé que les Communistes de la nouvelle école, comme je ne pouvais pas du tout les comprendre, risquaient de ne pas vraiment me comprendre non plus. Car nous, les Communistes de la vieille école, pensons que nos biens appartiennent à tous, et les biens de tous, à nous; je pensais donc, bien sûr, que le Louvre m’appartenait autant qu’aux Parisiens, et espérais, en tant que Professeur d’Art, recevoir un mot d’eux pour me demander si je voulais le voir réduire en cendres. Mais aucun message ni aucune indication en ce sens ne m’est jamais parvenu.

3. Ensuite, l’autre trouvaille que j’ai faite sur mon chemin dans les rues de Paris est la signification actuelle du mot français « Ouvrier* », qu’en mon temps les dictionnaires donnaient pour « Workman » ou « Working-Man ». Car encore une fois, j’ai passé des jours, et même des années, avec les ouvriers de notre école anglaise; et je sais que, pour les plus avancés d’entre eux, le mot d’ordre est celui que je vous donnais à la fin de ma seconde lettre: « Faire du bon travail, à la vie à la mort ». Mais voilà que je m’aperçois que le mot d’ordre, ou plutôt de désordre, de l’ « Ouvrier* » français est « faire [to undo] le bon travail, à la vie à la mort. »

4. Et voici la troisième et la dernière idée dont je peux vous parler à présent, mais une idée troublante: c’est que nous devons désormais compter avec un duplicata de l’économie politique; avec pour premier principe, selon la nouvelle expression parisienne, non pas « laisser faire* », mais « laisser refaire*. »

5. Je ne peux toutefois rien faire de ces nouvelles modes de pensée françaises sans les avoir examinées au calme un tant soit peu; c’est pourquoi aujourd’hui je me contenterai de vous expliquer ce que nous, Communistes de la vieille école, entendons par Communisme; et cela vaudra la peine de m’écouter, car – je vous le dis simplement de mon « arrogante » manière – nous savons, et savions, ce qu’est le Communisme – car nos pères le savaient, et nous l’ont dit, il y a trois mille ans;2 tandis que vous, bébés Communistes, ne savez même pas ce que le mot signifie dans votre propre anglais ou français – non, vous ne savez pas même si une Chambre des Communes implique, ou non, une Chambre des Non-Communs; ni si la Sainte Commune [the Holiness of the Commune], pour laquelle Garibaldi se battit, avait le moindre rapport avec la sainte « Communion » qu’il combattait.

6. Vous donnerez-vous la peine, maintenant, d’apprendre correctement, et une fois pour toutes, ce qu’est le Communisme? D’abord, cela signifie que tout le monde doit travailler en commun, et exécuter un travail commun ou individuel [common or simple] pour gagner son dîner; et que si une personne ne veut pas travailler, qu'elle soit aussi privée de dîner.3 Rien, peut-être, que vous ne pensiez déjà savoir? – mais ne croyez-vous pas que nous, Communistes de la vieille école, le sussions également ? Vous en trouverez un aperçu dans les mots du fermier de Chelsea, et vaillant Catholique, dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Il est né dans la Milk Street, à Londres, il y a trois-cents quatre-vingt-onze ans (1480, une date que je voulais que mes étudiants d’Oxford retiennent pour plusieurs raisons), et il imagina une Commune débordant de lait et de miel, et en tout point élyséenne; et il l’appela « le Lieu du Bien-être », ou l’Utopie; un mot que vous avez peut-être déjà utilisé, comme bien d’autres, sans le comprendre; – (dans l’article du Liverpool Daily Post mentionné plus haut, il apparaît opportunément à sept reprises). J’aimerais aider à ce que vous ne l’utiliserez plus de façon si stupide. Ecoutez donc comment les choses sont arrangées là-bas:

« La fonction principale et presque la seule fonction du gouvernement [] est de veiller à ce que personne ne demeure oisif, mais s’adonne activement à son métier, non pas cependant jusqu’à s’y épuiser du point du jour à la nuit tombante, comme une bête de somme, existence pire que celle des esclaves, et qui est cependant celle des ouvriers dans presque tous les pays [the common course of life amongst all mechanics], sauf en Utopie!  Le jour solaire y est divisé en vingt-quatre heures égales dont six sont consacrées au travail, trois heures de travail avant le repas, puis trois heures après. Puis ils dînent, et, à la huitième heure qu’ils comptent à partir de midi, vont se coucher et dorment huit heures. Chacun est libre d’employer à sa guise le temps compris entre le travail, le sommeil et les repas; non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais pour s’adonner à quelque bonne occupation de leur choix, selon leurs inclinations variées, consistant pour la plus grande part à la lecture [reading].

Le durée consacrée au labeur doit être examinée en détail, car vous pourriez imaginer qu’en travaillant six heures par jour, ils risquent de tomber dans une pénurie d’objets de première nécessité. Bien loin de là: il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement suffisamment, mais même en excès, tout ce qui est nécessaire et agréable. Vous le comprendrez facilement si vous réfléchissez au grand nombre de gens oisifs des autres nations. D’abord, presque toutes les femmes, qui composent la moitié de la population, et la plupart des hommes, là où les femmes travaillent. Ensuite, - … » 4

Ensuite, quoi ?

Nous allons nous interrompre une minute, mes amis, si vous le voulez bien, parce qu’avant de répondre à cette question je voudrais vous rendre pleinement conscients que ce fermier qui parle est l’un des plus austères catholiques romains de son austère époque; et à la chute du Cardinal Wolsey, il devint Lord Chancelier d’Angleterre à sa place.

« Ajoutez à cela la troupe des prêtres oisifs et de ceux qu’on appelle les religieux. Ajoutez-y tous les riches, et surtout ces propriétaires terriens qu’on appelle nobles et seigneurs, avec toutes leurs livrées, composées d’oisifs, plus présents pour se montrer que pour se rendre utiles; et tous ces mendiants robustes et valides qui cachent leur paresse sous de feintes infirmités. Et, en somme, vous trouverez que le nombre de ceux qui, par leur travail, fournissent aux besoins du genre humain, est bien moindre que vous ne l’imaginiez. Considérez aussi combien peu de ceux qui travaillent sont employés en choses vraiment nécessaires. Car nous, qui évaluons toute chose en argent, sommes conduits à développer quantité d’industries vaines et frivoles, qui ne servent qu’à la rébellion et au faste [riot and luxury]. Mais si la masse actuelle des travailleurs était répartie de manière à produire tous les biens simplement utiles à la vie, elle créerait un tel surplus que l’avilissement des prix empêcherait les commerçants de gagner leur vie. »

– (les italiques sont de moi – soyez juste et doux, Sir Thomas! Nous devons bien avoir une boutique au coin de la rue, et un ou deux colporteurs les jours fériés); –

« Mais que l’on affecte à un travail utile tous ceux qui ne produisent que des objets superflus, et, en plus, que toute cette masse qui s’engourdit dans l’oisiveté et la fainéantise (dont chaque membre consomme chaque jour autant que deux travailleurs) soit forcée au travail; alors vous concevrez sans peine qu’une faible durée de temps suffira pour les fournir dans tout ce qui est nécessaire, commode et même agréable aux hommes, spécialement quand le plaisir reste dans les limites de la nature [within its due bounds]: tout ce que j’avance est prouvé, en Utopie, par les faits. Là, dans toute l’étendue d’une ville et son territoire, à peine y a-t-il cinq cents individus y compris les hommes et les femmes ayant l’âge et la force de travailler, qui en soient exemptés par la loi. De ce nombre sont les membres du gouvernement; et bien qu’excusés légalement, ne s’excusant pas eux-mêmes, ils travaillent afin de stimuler l’industrie du reste du pays par leur exemple.5

7. Vous voyez donc qu’il n’est jamais aucune crainte, parmi ceux de l’ancienne école, de se retrouver sans travail; mais une grande crainte, parmi beaucoup d’entre nous, de ne pas avoir accompli correctement le travail qui leur est assigné; car, de fait, nous, les Communistes absolus, nous nous faisons un devoir quotidien de reconnaître combien nous sommes communs; et combien peu d’entre nous ont une cervelle ou une âme dont il vaut de parler ou dignes de confiance; – cela étant, hélas, le lot presque banal des créatures humaines. Ce n’est pas que nous nous regardions nous-mêmes comme des pécheurs misérables (et encore moins que nous nous appelions ainsi sans y croire), puisque nous ne sommes d’aucune manière misérables, mais plutôt bien lotis pour la plupart d’entre nous; ni pécheurs, pour autant que nous sachions; mais depuis dimanche dernier (ce jour où quelques uns d’entre nous étaient ivres, avons-nous le regret de l’apprendre), nous menons des vies pieuses, justes et, autant qu’il est en notre pouvoir; et nous sommes évidemment, pour la plupart, des créatures suffisamment communes, et reconnaissantes de pouvoir être réunies dans le troupeau de Saint Pierre, afin de ne pas être impoliment ou injustement appelés impures. Et par conséquent notre premier souci est de dénicher parmi nous certains qui soient plus sages et plus forts [of better make], et d’obtenir de ceux-là, par tous les moyens [for any persuasion], qu’ils prennent la peine de nous diriger, et de nous apprendre comment nous comporter et comment tirer le plus possible du peu de bien qui est en nous.

8. Voilà pour la première loi de l’ancien Communisme, concernant le travail. La seconde concerne la propriété, et elle est que la richesse publique ou commune doit être plus abondante et imposante, dans toute sa substance, que la richesse privée ou individuelle; cela veut dire (pour en venir un instant à ma propre activité) qu’il ne devrait y avoir que quelques images bon marché, s’il en est, dans les foyers des maisons, là où personne ne peut les voir à l'exception du propriétaire; mais des images précieuses en grand nombre à l’extérieur des maisons, où tout le monde peut les voir: que donc l’Hôtel-de-ville, 6 ou l’hôtel de la cité [of the whole town], consacré aux affaires du commun, sera un édifice splendide, source de joie pour les gens, et sa tour visible de loin dans le ciel clair; mais que les hôtels d’affaires privées ou boutiques de récréation, cafés, auberges, et choses semblables, seront peu élevés, peu nombreux, simples, et situés dans les petites rues; et plus encore en ce qui concerne les échoppes de boissons et de rafraîchissements singuliers et rares [uncommon]; mais qu’en revanche les fontaines qui fournissent la boisson commune du peuple seront jolies et imposantes, ornées de marbres précieux et choses semblables. Ensuite, selon l’ancien Communisme, les habitations privées des personnes non communes, - ducs et lords – devront être très sobres, et sommairement réunies – de telles personnes étant censées être au-dessus de tout ce qui plaît aux gens du commun [above all care that please the commonalty]; mais les édifices du service public et commun, plus spécialement les écoles, les hospices et les ateliers d’insertion doivent être d’aspect majestueux à l’extérieur, car ils servent des buts nobles et charitables; et leurs intérieurs meublés luxueusement pour les pauvres et les malades. Enfin et surtout, une loi absolue de l’ancien Communisme veut que la fortune des personnes privées soit modérée et de peu de poids au sein de l’Etat; mais qu’en revanche les trésors communs à toute la nation abondent de choses magnifiques et précieuses, telles que peintures, sculptures, livres précieux; vaisselle d’or et d’argent, conservée depuis des époques anciennes; lingots d’or et d’argent mis de côté, pour parer au besoin soudain d’acheter quelque chose aux nations étrangères; chevaux, bœufs et moutons de races nobles, sur des terres publiques; et qu'on y trouve de vastes espaces de terre pour la culture et l’entraînement, et des jardins, autour des cités, plein de fleurs, propriété de tous, que personne ne puisse cueillir; et d’oiseaux, propriété de tous, que personne ne puisse chasser. Enfin, en un mot, en lieu et place d’une pauvreté commune, ou d’une dette nationale pour laquelle chaque personne pauvre de la nation paye un impôt annuellement, il y aurait une richesse commune, ou l’envers national d’une dette, consistant en choses agréables dont une part devrait être versée à chaque personne pauvre de la nation chaque année; et des choses jolies, que chaque personne capable d’admiration, étrangers ou natifs, devrait admirer sincèrement, d’une façon esthétique et non envieuse (bien que pour ma part je ne saisisse pas au nom de quoi je suis imposé aujourd’hui, ni ce que les nations étrangères peuvent bien nous envier de ce point de vue). En réalité, une nation qui défend une chose d’un intérêt public réel peut normalement y parvenir; et un Communiste latin grassouillet donna pour signe de la force de sa communauté, en son époque plus vaillante, -

« Privatus illis census erat brevis,
Commune Magnum; 6 » [6 Horaces, Odes, XV, v.13-4:
« Leurs fortunes privées étaient petites, leur richesse commune était grande. »]

Des vers que vous pourrez faire traduire et retenir par un de vos garçons ou une de vos filles; qu’ils retiennent, donc, que le caractère commun ou public dépend pour sa qualité [its goodness] de la nature de la chose qui est commune et qui est publique. Lorsque les Français ont crié « Vive la République* » après la bataille de Sedan, ils ne pensaient qu’au « Publique » dans le mot, et non au « Ré ». Mais c’en est la part essentielle, car ce « Ré » n’est pas le « Ré » de « Réforme » ou de « Refaire* », préfixe dont ces mots auraient pu se passer; mais « Ré » vaut pour res, qui signifie « chose »; et lorsque vous criez « Vive la République », la question est d’abord de savoir quelle chose vous souhaitez faire vivre publiquement, et si vous vous battez pour une Richesse-Publique, ou une Chose-Publique, ou bien, comme il n’est que trop manifeste à Paris, pour un Mal-Public7 ou un Rien-Public, voire même pour un Moins-que-rien-Public et un Déficit Commun.

9. Toutes ces lois concernant la propriété publique et privée sont acceptées dans les mêmes termes par l’ensemble du corps des Communistes de la vieille école; toutefois, quant à l’administration de chacune, nous, les vieux Rouges, nous divisons en deux classes, qui diffèrent non dans la couleur mais dans la teinte de celle-ci – la première n’étant que d’un rose délicat, fleur de pêcher, ou d’une rousseur d’églantier; mais l’autre, à laquelle j’appartiens partiellement et je désire appartenir entièrement, est comme je vous le disais plus rouge que le rouge – c’est-à-dire cramoisi et même cramoisi sombre, tirant vers la couleur profonde du sang, que les Espagnols appellent bleu au lieu de rouge8, et les Grecs, φοινικεος, étant la couleur intense du phénix ou du flamand; et pas seulement, comme sur la plume de flamand, une couleur d’extérieur, mais complète comme le rubis; de la couleur du feu de notre reine9 dont Dante, un des rares à l’avoir contemplée de face, dit qu’il n’aurait jamais pu la distinguer si elle avait été en flammes10 « Si rouge, que dans le feu à peine la discernerait-on ».

Et entre ces deux sectes, ou nuances de rouge, il y a cette différence dans la manière de manifester notre foi commune (que la propriété du voisin est la nôtre, et la nôtre, la sienne), que ceux du groupe des églantiers se satisfont de soins zélés pour garder la propriété de leurs voisins, et la défendre contre tout préjudice ou perte comme si c’était la leur; de sorte qu’on pourrait les appeler, non les rouges-rosier-des-chiens, mais les rouges « rosier-des-chiens-de-garde; » 11 ; étant, de fait, plus attentifs et soucieux de la sécurité des biens des autres (notamment de leurs maîtres) que du moindre de leurs propres biens; et également plus affligés de la blessure ou de l’offense subie par une créature qui leur apparaît, que par le mal qui les atteint eux-mêmes. Aussi sont-ils moins Communistes dans le partage du bien-être commun de leurs voisins qu’envers toute souffrance commune: demeurant toutefois, au total, gagnants infiniment, parce qu’il y a dans ce monde infiniment plus de joie que de peine à partager, pourvu que vous preniez votre part de joie lorsqu’elle vous revient.

10. Cependant, ceux de la secte vermillon, ou rouge tyrien, au sein de notre école, ne se contentent pas de l’attention et des soins portés aux biens de nos voisins; mais nous ne trouvons pas le repos avant d’avoir fait don de ce dont nous pouvions nous passer; et plus précieux sont ces biens, plus intense notre désir de les partager. De sorte que, parmi ces biens que nous prisons le plus: spectacles agréables, et connaissance vraie, nous ne pouvons pas nous délecter de la moindre jolie chose si d’autres gens n’en profitent aussi; et nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une connaissance nouvelle sans faire en sorte de la partager.

Et, comme nous aimons tout particulièrement dépenser la connaissance, ainsi nous aimons qu’elle soit bonne à offrir (puisque, pour ce qui est de la vendre, pensant qu’elle vient de l’esprit du Ciel, nous y voyons la vente renouvelée de Dieu lui-même, relevant entièrement des affaires d’Iscariote); nous savons aussi que la connaissance destinée à la vente est susceptible d’être coupée à l'eau ou à la poussière, voire bonne à rien en elle-même; nous essayons quant à nous de la rendre pure et de la donner pure: le simple fait que quiconque la demande doive pouvoir l’obtenir immédiatement pour son usage nous y contraint d’ailleurs en permanence. Par exemple, lorsque le Colonel North, le 20 du mois dernier, à la chambre des Communes (comme relaté dans le Times), « observerait simplement, en conclusion, qu’il était impossible de dire combien de milliers de jeunes hommes embarquant pour l’Inde en septembre prochain ne seraient pas envoyés vers les collines mais vers leurs tombes », n’importe lequel d’entre nous, rouges tyriens, « observerait simplement » que les jeunes hommes eux-mêmes devraient toujours, par principe, être informés de leur destination avant d’embarquer; et que cette heureuse disposition à partager les choses bonnes à savoir sur le sujet permettrait bientôt d’en apprendre davantage encore. De même, dans les sciences abstraites, l’habitude de faire des véritables découvertes une propriété commune, et ce sans délai, nous guérirait du mauvais pli qui, peut-on observer, a été récemment si préjudiciable aux hommes de science, lequel consiste à passer son temps à dissimuler les découvertes de ses voisins plutôt que d’augmenter les siennes: tandis que chez nous, à l’inverse, les “flamands” scientifiques ne sont pas publiquement honorés pour leurs découvertes, mais publiquement déshonorés pour leurs dissimulations; et ceci de façon rapide et systématique; de sorte qu’ils sont rarement soupçonnés ou tentés d’être mauvais, mais échangent promptement tout ce qui est légitimement découvert.12

11. Mais le point sur lequel nous, Communistes rouge-sombre, divergeons le plus des autres est la crainte, par-dessus tout, de nous montrer avares de vertu; et s’il en existe en nous, ou parmi nous, alors nous tentons sur-le-champ de la rendre commune; et volontiers nous entendrions la foule gémir pour obtenir une part de ce trésor, là où il semble s’être accumulé. Je dis « semble », seulement: car bien que, d’abord, la vertu la plus raffinée paraisse engrangée chez le riche (de telle sorte qu’un millionnaire, en général, serait fort surpris d’entendre que sa fille s’est faite pétroleuse,* 13, ou que son fils a assassiné une personne pour sa montre ou sa cravate) – il n’est pas du tout évident pour nous, rouge-sombre, que cette vertu, proportionnée au revenu, soit de la bonne espèce [of the right sort]; et nous croyons que même si elle en était, les personnes qui la gardent entièrement pour eux-mêmes, sans en laisser pour les dites canailles*, corrompent ce qu’ils gardent en le gardant, et qu’un tel stock ressemble alors à la manne déposée dans la nuit qui nourrit les vers au matin14

12. Vous comprenez aussi que nous, Communistes rouge-sombre, puisque nous n’existons que par le don [only in giving], devons, à l’inverse, haïr d’une haine parfaite toutes les formes de rapine [thieving]: au point extrême du goudron et des plumes de Richard Cœur-de-Lion; et de toutes les formes de vol, celle que nous détestons le plus est le vol de confiance (de sorte que si nous devenions assez forts pour faire ce que nous voulons et que nous attrapions des banquiers en faillite, ils n’auraient pas une demi-heure pour sauver leur peau). De la même façon, comme nous pensons que la vertu diminue en honneur et en force quand le revenu croît, nous pensons que le vice augmente en force et en honte, et qu’il est pire chez les rois et les riches que chez les pauvres; pire sur une vaste échelle que sur une petite; pire lorsque il est délibéré que lorsqu’il est précipité. Aussi pouvons-nous comprendre qu’un homme convoite une part de vignoble pour en faire son jardin potager et assomme le maître du domaine (les deux individus étant Juifs); - et pourtant les chiens ont dévoré la chair d’une reine pour cela, et léché le sang d’un roi!15 Mais que deux nations chrétiennes convoitent le vignoble du voisin sur les rives du fleuve qui les sépare, et tuent jusqu’à ce que la rivière tourne au rouge ! Le petit étang de Samarie! Est-ce que toutes les neiges des Alpes, et la grande mer salée, suffiraient à laver leurs armures? 16

13. J’ai promis dans ma dernière lettre de vous donner la principale signification de la guerre, la conduite à y tenir [the main meaning and bearing of war], ainsi que ses résultats à ce jour: - maintenant que nous savez ce qu’est le Communisme, je peux vous les énoncer brièvement, et, ce qui est notre but, vous dire comment s’y conduire.

La première raison de toutes les guerres, et de la nécessité d'une défense nationale, est que la majorité des personnes, dans toutes les nations européennes, issues de haute ou de basse condition, sont des Voleurs, et qu’ils sont, dans leurs cœurs, avides des biens, des terres et de la gloire de leurs voisins.

Mais en plus d’être des voleurs, ces gens sont aussi des idiots [fools], et n’ont jamais été capables de comprendre que si les hommes de Cornouailles veulent des reinettes bon marché, elles ne doivent pas dévaster le Devon – que la prospérité de leurs voisins est aussi, au final, la leur; et que la pauvreté de leurs voisins, par le communisme de Dieu, deviendra aussi au final la leur. « Invidia », la jalousie du bien de votre voisin, est le sort de l’homme depuis que la poussière s’est faite chair; et « Charitas », le désir de lui faire grâce, est la source de toute gloire, toute puissance humaines et de toute bénédiction matériel (material blessing).

Mais la guerre entre les nations (aussi idiotes et voleuses soient-elles) n’est pas nécessairement un mal. Je vous avais donné un long extrait de Froissart17 pour vous montrer, principalement, que le Vol dans sa simplicité – si rapide et rude soit-il, mais commis avec franchise et courage – ne corrompt pas l’âme des hommes; et qu'il leur arrive alors, d’une façon certes idiote mais tout à fait vitale et dévouée, de fêter la Vierge Marie [keep the feast of the Virgin Mary] en pleine action.

Mais le Vol Occulte, – le vol qui va jusqu’à se dissimuler à lui-même, et qui est légal, respectable, et couard, – celui-ci corrompt le corps et l’âme de l’homme jusqu’à leur dernière fibre. Et les Voleurs coupables en Europe, les vraies sources de toute guerre mortelle en son sein, sont les Capitalistes – c’est-à-dire les gens qui vivent d’une marge [percentage] sur le travail d’autrui; au lieu de vivre du juste salaire de leur propre travail. La Vraie guerre en Europe, dont cet affrontement à Paris est l’Inauguration, est entre eux et le travailleur, tel qu’ils l’ont fait. Ils l’ont maintenu pauvre, ignorant, et pécheur afin d’accumuler pour eux-mêmes, à son insu, le produit de son labeur. Finalement, la conscience encore vague [the dim insight] de cette réalité perce en lui; et, tel qu’ils l’ont fait, il va à leur rencontre, et il s’y heurtera.

14. Tenez, le temps est même déjà venu où il étudiera cette Question météorologique, soulevée par le Spectator cité plus haut, du Ruissellement de la Monnaie de haut en bas.18

« C’est une des nombreuses illusions de la Commune (écrit le Telegraph d’aujourd’hui, 24 juin), que les choses puissent se faire [it could do] sans riches consommateurs. » Eh bien, cette existence non-consommée serait merveilleuse, vraiment ! Pourtant, pour moi aussi, elle est concevable. Sans les richesses, – non; mais sans les consommateurs ? – peut-être ! Il vient à l’esprit des travailleurs que ces Toisons d’Or doivent bien obtenir leur rosée quelque part 19 « Est-ce que la rosée ne doit venir que sur la toison », demandent-ils ? – et ils auront une réponse. Ils ne peuvent faire sans ces grandes bourses, vous dites ? Non; mais ils veulent savoir où ces grandes bourses ont été remplies. Tenez, même leur tentative pour incendier le Louvre, sans en référer aux Professeurs d’Art, avait une lueur de sens [a ray of meaning] – du côté des spectacteurs.20

« Si nous devons choisir entre un Titien et une filature de coton du Lancashire (écrivait le Spectator le 6 août de l’année dernière, m’instruisant en économie politique alors que la guerre venait de commencer), « au nom de l’humanité et de la moralité, donnez-nous l’atelier de coton. »

Ainsi pense le travailleur français, avec énergie; seulement, sa filature ne doit pas être dans le Lancashire. Anglais et Français sont d’accord pour ne plus avoir de Titien – soit – mais à qui reviendra la filature? 15. Vous voyez dans le Times d’hier et d’avant hier, 22 et 23 juin, que le ministre français21  n’ose pas, même dans le plus grave besoin, établir un impôt sur le revenu; et voyez-vous pourquoi il n’ose pas?

Observez qu’un tel impôt est le seul honnête et juste; parce qu’il s’adresse au riche dans de vraies proportions face au pauvre; et parce qu’il répond à une nécessité de la façon la plus directe et la plus courageuse, sans interférer dans aucune opération commerciale.

Tous les gens riches contestent l’impôt sur le revenu, bien sûr; - ils souhaitent payer sur leur thé, leur sucre, et sur leur tabac autant que paie le pauvre, - et rien sur leur revenus.

Alors que, en toute justice, le seul impôt honnête et complètement juste est celui qui s’applique non seulement sur le revenu, mais sur la propriété; augmentant à mesure que la propriété est plus importante. Et la principale vertu d’un tel impôt est de rendre public ce que chaque homme possède, ainsi que la manière dont il l’a obtenu.

Car tous les Vagabonds, d’en haut et d’en bas, s’accordent pour détester révéler leur gagne-pain; et détestent encore plus révéler la quantité amassée dans leurs culottes. Néanmoins, il n’importe pas tant à un pays de savoir de quoi vivent ses pauvres Vagabonds; mais il lui est d’importance vitale de savoir comment vivent ses riches Vagabonds; et à mes yeux cette connaissance est, dans l’état présent de notre éducation, à notre portée. Mais pour que vous en usiez sagement lorsqu’elle est acquise, la première exigence est de s’assurer de vivre honnêtement vous-même. C’est pourquoi je vous ai dit, dans ma seconde lettre, que vous devez apprendre à obéir aux lois qui sont bonnes avant de chercher à changer les mauvaises: - je développerai maintenant les trois promesses que j’aimerais que vous me fassiez. Allez les relire22

16. (I.) Vous devez faire du bon travail, à la vie à la mort. Il peut arriver d’avoir à mourir; - eh bien, des hommes sont souvent morts pour leur pays sans lui faire du bien; soyez prêt à mourir pour lui en étant sûr de faire son bien: à votre pays, et à tous les autres. Soyez à votre activité de tout votre cœur et de toute votre âme; mais demandez-vous d’abord si c’est une bonne activité. Si c’est du grain et du pois de senteur que vous produisez, - et non de la poudre et de l’arsenic. Et soyez sûr de cela, littéralement: - vous devez plutôt mourir que de fabriquer un mécanisme ou une substance [compound] destructeurs. Vous devez vous employer, littéralement, à cultiver la terre ou fabriquer des choses utiles, et à les porter là où elles sont requises. Sortez dans la rue, et demandez à tous ceux qui passent: avez-vous un vignoble où nous pouvons travailler – et non celui de Naboth?23 Dans vos fabriques de poudre et de pétrole, nous ne travaillerons plus.

17. J’ai peu parlé jusqu’à présent des peintures reproduites – non pas seulement, vous vous en doutez, pour l’ornement de mon livre. C’est ainsi. Vous les jugerez meilleures que des ornements lorsqu’il sera temps. Observez, cependant, dans celle que je vous donne avec cette lettre – la « charité » de Giotto – la Reine Rouge de Dante, et la nôtre également – combien la conception de Giotto diffère de l’habituelle.

Habituellement la charité allaite des enfants ou elle donne de l’argent. Giotto pense qu’il y a peu de charité dans le fait d’allaiter des enfants; - les ours et les loups le font pour leurs petits; et encore moins dans le fait de donner de l’argent.

Sa Charité foule aux pieds des sacs d’or – elle n’en a pas usage. Elle donne seulement du grain et des fleurs; et l’ange de Dieu lui donne à elle, même pas cela – mais un Cœur.24 Giotto est assez littéral dans son intention, tout autant que figuratif. Votre amour consiste à donner de la nourriture et des fleurs, et à travailler seulement pour elles.

18. Mais que devons-nous alors faire contre la poudre et le pétrole ? Ce que les hommes peuvent faire; non ce que font des bêtes vénimeuses. Si un malotru vous crache au visage, lui répondrez-vous en lui crachant dessus ? – s’il vous jette du vitriol, irez-vous chercher une plus grosse bouteille chez l’apothicaire ?

Il n’y a pas aujourd’hui de crime physique qui soit si hors d’atteinte du pardon, – et si incomparable, dans sa culpabilité [its untempted guilt], que la fabrication de machines de guerre, et l’invention de substances dangereuses. Deux nations peuvent devenir folles, et se battre comme des traînées - Dieu puisse avoir pitié d’elles; – mais vous, qui leur tendez des couteaux de boucher depuis la table pour récupérer six pences tombés à terre; quelle pitié y aura-t-il pour vous ? Nous sommes tellement bons, ma foi, et tellement sages; et nos ancêtres avaient des tonneaux de goudron pour les sorcières; nous les gardons pour tous les autres afin de mener nous-mêmes, en plein jour, un commerce de sorcières; nos chaudrons seront refroidis, comme le veut Hécate, avec du sang de babouin25 (conformément à la théorie darwinienne), puis ayant assez de cela, nous mettrons le feu de l’enfer aux rues.

19. (II.) Ne cherchez pas à vous venger des offenses subies. Voyez-vous maintenant – n’est-ce pas – un peu plus clairement pourquoi j’écrivais cela ? Voyez-vous quelle pression s’exerce sur vos masses ignorantes [untaught] pour qu’elles se vengent, fût-ce dans un feu malsain?

Hélas, les masses instruites connaissent aussi une pression; – n’a-t-on pas vu tout récemment une grande nation religieuse et réformée, avec ses Capitaines – aux intentions tout à la fois philosophiques, sentimentales, domestiques, évangéliques et angéliques, accompagnées d’oraisons décisives – saisir la nation voisine à la gorge en lui disant: « Paye-moi ce que tu me dois? »26

Ne cherchez pas à vous venger des offenses subies: je ne dis pas, ne punissez pas les crimes: voyez ce que je suggérais sur les banquiers en faillite. J’y reviendrai.

20. (III.) Apprenez à obéir aux bonnes lois; et dans peu de temps vous atteindrez une meilleure leçon – comment obéir aux hommes bons, qui sont la loi vivante, sensible, clairvoyante [living, breathing, unblinded law]; et réprimer les hommes bas et déloyaux, en reconnaissant dans les premiers la lumière, et régnant sur les autres dans la puissance du Seigneur de Lumière et de Paix, dont le Royaume est éternel, et la Domination de génération en génération 27

Vôtre fidèlement dévoué,
JOHN RUSKIN[27.115-31.]


Traduction 3 mai 2021