Note: All references to Confessions of an English Opium-Eater are from the Oxford World's Classics, with introduction and notes by Gervel Lindop, 1996.

Dans les Confessions, Thomas De Quincey compare la capacité visionnaire - selon lui une faculté propre à l'enfance, souvent perdue à l'âge adulte mais que l'opiomane a su préserver et développer - à la force créatrice d'un artiste-peintre. « Many children, perhaps most, have a power of painting, as it were upon the darkness, all sorts of phantoms » (67), écrit-il avant d'expliquer que, dans son cas, cette capacité est particulièrement développée : « whatsoever things capable of being visually represented I did but think of in the darkness, immediately shaped themselves into phantoms of the eye » (68).

Le rêveur se présente comme un créateur-compositeur, montrant en cela sa maîtrise du disegno, à la fois dessin et composition conceptuelle, telle que cette discipline était enseignée à l'école des Beaux-Arts anglais, la Royal Academy. En effet, si De Quincey attribue à sa consommation de l'opium son aisance «compositionnelle » - « opium always seems to compose what had been agitated » (41) -, il revendique comme une spécificité de son imagination sa double capacité à produire des images et à les composer comme des tableaux - « the faculty of shaping images... and grouping them after the yearnings of the heart» (Suspiria de Profundis 111).

Se considérant comme un peintre sans toile ni pinceaux, projetant par le seul pouvoir de sa volonté ou de son inconscient des images fantastiques sur l'écran sombre de son esprit embrumé, De Quincey n'hésite pas à solliciter de son lecteur une activité tout aussi créative. Ainsi, lorsqu'il s'agit de visualiser une scène précise, plutôt que procéder à une minutieuse description littéraire entravant l'imagination du lecteur, De Quincey préfère encourager celui-ci à peindre son propre tableau selon sa fantaisie, se réservant en quelque sorte le double rôle de commanditaire et de Maître de l'art : « I will introduce a painter; and give him directions for the rest of the picture » (60). Cette pratique, tout autant que la capacité de « voir en tableaux » indique à quel point l'auteur est sensible à la peinture et au processus de création artistique.

Thomas de Quincey est doté d'une imagination très visuelle, caractéristique notée par un certain nombre de commentateurs qui semble s'être affirmée dès l'enfance, et avoir été favorisée par le contexte familial. À Greenhay, la maison où vécut sa famille de 1791 à 1796, son père avait constitué une petite collection de peintures d'anciens maîtres italiens. D'autres sources iconographiques se trouvaient dans la bibliothèque paternelle sous forme de gravures : les cartes et les paysages panoramiques illustrant les ouvrages topographiques à la mode au XVIIIe siècle retinrent l'attention du jeune de Quincey aussi durablement que les illustrations de la Bible qui devaient plus tard donner naissance à ses rêves orientaux (Lindop, 5). Thomas était si habitué à un environnement artistique que les bâtiments de son école à Manchester lui parurent par contraste vides et lugubres : « the dreary expanse of whitewashed walls, that at so small a cost might have been embellished by plaster-of-Paris friezes and large medaillons, illustrating to the eye of the youthful student the most memorable glorifications to literature - these were bare as the walls of a poor-house » (Confessions 1856, 156). Cette remarque semble indiquer qu'à 15 ans déjà, la sensibilité artistique de De Quincey était suffisamment éveillée pour non seulement percevoir le manque de beauté mais également pour remplir le vide de projets artistiques peints ou sculptés inspirés vraisemblablement de l’iconographie contemporaine. Les frises historiques mettant en scène les héros à travers les âges connaissaient à l'époque un certain succès : le peintre d'origine irlandaise James Barry en avait presque fait une spécialité et ses longues toiles horizontales sur le thème du Progrès de la Nature Humaine étaient en 1801 exposées à la Society of Arts à Londres. Ce sont peut-être ces mêmes frises qui initièrent les cauchemars de processions relatés dans la section « Pains of Opium » : « At night, when I lay awake in bed, vast processions passed along in mournful pomp; friezes of never-ending stories» (67-68). En 1802, lors de sa fugue de cette même école de Manchester, la seule chose qui semble retenir le jeune homme est, de manière révélatrice, un tableau, « a picture of the lovely -, which hung over the mantlepiece » (10), qu'il embrasse, le cœur serré avant de s'enfuir. Les Beaux-Arts étaient appréciés chez les De Quincey et les enfants apprirent à dessiner : William, l'aîné, avait suffisamment de talent pour entreprendre des études de peinture avant de décéder à l'âge de 16 ans et Thomas lui-même était dessinateur amateur. En 1810, la chambre d'enfant de John Wordsworth était décorée de dessins que De Quincey avait faits pour lui (Lindop, 165).

A Londres, où il vécut pendant son escapade de 1802 puis à nouveau en 1811, De Quincey a pu enrichir sa culture visuelle : la Royal Academy, la Society of Arts, la British Institution, les deux Watercolour Societies entre autres organisaient périodiquement des expositions avec des droits d'entrée parfois très modiques, et le British Museum qu'il fréquentait depuis au moins 1812 (Hayter, 87) possédait dans son cabinet des estampes un très grand nombre de gravures. Les ateliers de graveurs se multipliaient à Londres -au début du XIXe siècle, et leurs nombreuses vitrines exposaient les reproductions de tableaux à la mode, que De Quincey contemplait souvent et achetait parfois : de ses séjours dans la capitale il envoyait à John Wordsworth des gravures colorées - « battles and storms and brightly coloured prints of all kinds » (Lindop, 170).

Compte tenu de sa culture et de son environnement, il est peu étonnant que cet auteur amateur d'art ait intégré à ses propres visions celles d’artistes contemporains ou non, conférant aux parties descriptives de sa prose le caractère hallucinatoire ou totémique d'oeuvres d'art particulièrement prégnantes. Parfois, De Quincey indique les sources de ses hallucinations : c'est le cas du rêve évoqué par les Prisons de Piranèse ou les illustrations de la Bible familiale. Le, plus souvent, toutefois, il n'en fait pas mention mais les lecteurs contemporains identifient sans doute l'influence de Henry Fuseli, de Joseph Wright ou de John Martin. Lorsque les visions fixes - c'est-à-dire statiques comme des tableaux - s'animent avec des mouvements ou des effets de lumière, nous discernons encore les influences de l'art contemporain qui se démocratise et devient une attraction populaire grâce aux premiers tableaux vivants et dioramas. « A theatre seemed suddenly opened and lighted within my brain » explique De Quincey (67, 68) dans une description qui rappelle les décors spectaculaires mis au point pour le theâtre de Drury Lane par Philippe Jacques de Loutherbourg chez qui William De Quincey était apprenti (Lindop, 21).

Étant entendu que De Quincey invite le lecteur à considérer ses visions comme autant de tableaux, approcher les Confessions a la manière d'un historien de l'art semble être une démarche logique.

Nous proposons donc d'exposer brièvement les théories esthétiques de De Quincey puis d'examiner ses tableaux rêvés que nous organiserons en une sorte de galerie, en les regroupant par genre pour mieux en étudier les variations, et d'autre part en les situant dans leur contexte artistique pour identifier les parentés avec d'autres artistes, ce qui permettra de retracer les emprunts éventuels.

Les théories esthétiques de De Quincey

De Quincey était heureux d'être né à une époque qui connaissait une véritable renaissance des arts car « l'intérêt éveillé par les arts étant devenu beaucoup plus éclairé, le public s'est lentement exercé à fixer son attention sur la partie intellectuelle que l'on présuppose dans les arts, plutôt que sur les fonctions d'instrument de plaisir auxquelles ils pourvoient. Les beaux-arts sont désormais considérés comme des for- ces motrices destinées à façonner, plutôt que comme un luxe appelé à embellir» (TDQ, Charles Lamb, 5 ; 234, cité et traduit par Moreux, 345). Cette réflexion souligne l'intérêt de De Quincey pour un art intellectuel et pour les théories artistiques qui foisonnaient en Europe depuis le XVIIIe siècle. De Quincey connaissait ces théories et avait lu les écrits des plasticiens-théoriciens anglais : William Hogarth (Analysis of Beauty, 1753), Edmund Burke (The Origins of our Ideas of the Sublime and the Beautiful, 1756), Joshua Reynolds (Discourses on Art, 1797), pour ne citer que les plus connus. Le débat à l'époque portait essentiellement sur la différence entre le Beau et le Sublime, entre la grâce et le pittoresque et les constituants plastiques de ces différentes notions, sur l’utilité de la fidélité à la nature et, de manière plus générale, sur le but de l'art et la manière de voir la peinture.

En homme de son temps De Quincey se range du côté de Burke sur de nombreux points. A l’âge de 15 ans, il maîtrise déjà les notions et le vocabulaire esthétiques de son époque, comme le laisse entrevoir la description d'un paysage incluse dans une lettre à sa mère en 1800 :

« The sun was then setting, and the effect of his glowing light on the roads, the winding river, and the cattle below, and on the distant mountains, and gigantic rocks above, was far more beautiful in the former, and sublime in the latter, than I am able to describe ». [Lindop, 36]

On identifie dans cette description le goût du clair-obscur et de la ligne serpentine dans une dialectique qui oppose les critères du Beau (ligne courbe, surface lisse, couleur claire, petite échelle) à ceux du Sublime (ligne droite, surface accidentée, couleur sombre, grande échelle) selon une polarité sexuée. Le Beau (féminin) tend à la perfection calme, tandis que le Sublime (masculin) n'hésite pas à emprunter des chemins chaotiques pour atteindre le paroxysme émotionnel, qu'il nomme « sublime obscur », où les secrets de la nature se dévoilent grâce au miroir de l'art.

Sur le rapport de l'art à la nature, De Quincey partage aussi les idées des plasticiens-théoriciens de son temps : l'art doit imiter la nature, mais non la copier, en sélectionner certains éléments pour les intégrer à une composition inventée par l'artiste. « The object (of all the Fine Arts) is to reproduce in the mind some great effect through the agency of idem in alio. The idem, the same impression, is to be restored, but in alio, in a different material, - by means of some different instrument » (TDQ, The Antigone of Sophocles, 10 : 368, cité par Moreux, 347). En d'autres termes, l'imitation se fait dans l'esprit et non pas sur la toile.

L'art, selon De Quincey, doit avoir une haute valeur morale - en cela aussi il rejoint ses contemporains, William Hogarth et William Blake notamment. Comme eux, De Quincey pense que l'appréciation de l'art doit faire appel à l'intellect ou à l'esprit et non pas aux sens : « Not pleasure, but the sense of power, the illimitable incarnated as it were in pleasure is the true object of the Fine Arts, and their final purpose, therefore, as truly as that of science, and much more directly, the exaltation of our human nature » (TDQ, Lessing's Laocoon, 11; 173n, cité par Moreux, 347). L'appréciation véritable de l'art semble ainsi refusée à ceux qui ne voient qu'avec les yeux, et réserve au seul public d'initiés son langage hiéroglyphique. L'idée d'une peinture codée ou symboliste peut paraître étonnamment avant-gardiste au début du XIXe siècle mais Hogarth et certains paysagistes et peintres oniriques avaient abondamment utilisé les registres symboliques et allégoriques depuis le milieu du XVIIIe siècle.

Dans ses théories esthétiques, De Quincey n'est pas un novateur, et l’on ne peut que constater avec Françoise Moreux que « dans l'ensemble, il accepte les idées du siècle précédent et les reprend à son propre compte » (Moreux, 357). En tant qu'amateur d'art, toutefois, les goûts de Thomas De Quincey ne suivent pas la mode - du moins pas celle du « Grand Style » prôné par la Royal Academy et son premier président, Sir Joshua Reynolds. Ses préférences vont aux paysagistes, à une époque où le paysage est considéré comme un art mineur, et aux compositions historico-oniriques d'artistes comme lui visionnaires.

Les tableaux rêvés

Virginia Woolf a remarqué la préférence de De Quincey pour les plans d'ensemble, qui s'apparentent à des peintures de grand format conçues pour être vues d'une certaine distance : « his power lay in suggesting large and generalised visions; landscapes in which nothing is seen in detail; faces without features; the stillness of midnight or summer; the tumult and trepidation of flying multitudes; anguish that for ever falls and rises and casts its arms upwards in despair » (Woolf, 135).

Dans son énumération, la romancière-critique a recensé les genres picturaux récurrents chez De Quincey, que l'on peut regrouper en quatre catégories :

Ces quatre catégories correspondent à quatre genres picturaux particulièrement en vogue à l'époque de De Quincey, et peuvent désigner les principales galeries constituant son musée imaginaire.

Rêves paysagistes

Le goût pour la peinture de paysage est caractéristique de la sensibilité artistique anglaise à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, a remarqué William Vaughan : les paysages représentent plus d'un tiers des tableaux exposés à la Royal Academy et les gravures qui en sont tirées sont innombrables. Images d'une Arcadie rurale pour John Constable, italianisée pour Richard Wilson, les paysages proposent aux spectateurs urbains des excursions virtuelles.

Lorsque, dans les révisées de 1856, l'auteur rend hommage aux « landscape painters, so many and so various, Confessions[who have] contributed to the glorification of the English Lake district » (C 1856, 170), on pense aux ouvrages richement illustrés de la série « Picturesque Tour » publiés par William Gilpin dans les années 1780-90. Pourtant, De Quincey semble ne pas apprécier le pittoresque en peinture : Constable qui est son contemporain ne l'intéresse pas car il le juge sans doute trop concret, trop « sensoriel ». Thomas De Quincey préfère mettre en scène des paysages extraordinaires, « tremendous scenery » (5), soit comme fond, à la manière d'un décor pour le theâtre (comme nous le verrons dans la partie consacrée aux rêves dramatico-historiques), soit en tant qu'objet de contemplation à part entière, à la manière d'un tableau.

Parfois lors de ses rêveries éveillées, la vue s'étendant derrière sa fenêtre se transforme presque en tableau représentant le port de Liverpool : « more than once it has happened to me, on a summer-night, when I have been at an open window, in a room from which I could command a view of the great town of L-, at about the same distance, that I have sate, from sun-set to sun-rise, motionless, and without wishing to move » (48). Puis, par glissement, le panorama dans le cadre de la fenêtre devient un paysage post-apocalyptique dans le cadre d'un tableau : « The town of L- represented the earth, with its sorrows and its graves left behind, yet not out of sight, nor wholly forgotten. The ocean in everlasting but gentle agitation, and brooded over by a dovelike calm, might not unfitly typify the mind and the mood which then swayed it» (49). L'atmosphère calme évoquée ici rappelle les paysages paisibles à la manière de Richard Wilson ou de John Robert Cozens, deux artistes qui concevaient le paysage comme représentation d'un état intérieur. La correspondance entre paysages intérieur et extérieur est du reste un aspect récurrent de l'imagination romantique. Toutefois, dans cette description, l'auteur est spectateur de son paysage intérieur, il y a un dédoublement : « It seemed to me as if then first I stood at a distance and aloof from the uproar of life » (49). Cette mise en scène et en abyme où le peintre se représente en train de contempler son paysage qui est à la fois son œuvre et son moi évoque le célèbre tableau de Caspar David Friedrich, The Wanderer above the Sea of Fog (1818) (fig. 1).

Le paysage est rarement domestiqué chez De Quincey, mais met en œuvre les forces de la nature, qu'elles soient amicales comme dans le passage cité extrait des « Plaisirs de l'opium », ou déchaînées comme le précise la citation de Shelley en exergue de la partie « Douleurs de l'Opium » : « — as when some great painter dips / His pencil in the gloom of earthquake and eclipse » (62). Consciemment ou non, ce sont des paysages panoramiques et terrifiants à la manière de John Martin — lui aussi opiomane - que De Quincey encourage son lecteur à visualiser : la citation de Shelley fut inspirée par le tableau Josué ordonnant au soleil de suspendre son cours (1816) de Martin (Hayter, 92). Dans la deuxième décennie du XIXe siècle, John Martin connut un succès fulgurant. Ses œuvres de grand format, souvent tirées de sujets bibliques, telles que Sadak à la recherche des eaux de l'oubli (1812), firent sensation par leur caractère romantico-gothique.

Les paysages de De Quincey, comme ceux de Martin (bientôt surnommé « Mad Martin »), se distinguent par leur côté fantasmagorique résultant d'une composition en plan très large, où s'opposent de manière frappante deux échelles distinctes ; celle, immense, de la nature et celle, minuscule, de l'homme qui se débat aussi impuissant qu'un insecte contre des forces implacables. Dans les visions évoquées parmi les « Douleurs de l'opium », Thomas De Quincey relate son expérience de l'expansion de l'espace alors que le narrateur/spectateur demeure à échelle fixe : « Buildings, landscapes, &c. were exhibited in proportions so vast as the bodily eye is not fitted to receive. Space swelled, and was amplified to an extent of unutterable infinity» (68). A ce contraste d'échelles s'ajoute celui des couleurs - le plus souvent rouge et noir - également utilisé par Martin.

/p> De Quincey rêve rarement de paysages « naturels » : ce sont les « paysages architecturaux » savamment composés qui ont sa préférence. L'architecture intervient dans ses rêves non seulement comme ingrédient représenté mais aussi et surtout comme modèle de composition structurelle imposant l'ordre. « Instead of seeking a wild picturesque, which delights in concealing, or in revealing only by fits, the subtle and half-evanescent laws under which it grows, good taste suggests imperatively, as the object we should court, a beauty of the architectural kind, courting order and symmetry, avoiding, not hiding its own artifices, and absolutely existing by correspondence of parts » (TDQ, Dr Samuel Parr, 5 : 94, cité par Moreux 349, c'est moi qui souligne).

En terme de composition, De Quincey préfère la symétrie : on trouve là une trace de l'idéal néo-classique popularisé par l'Allemand J. J. Winckelmann dans son ouvrage traduit en anglais par H. Fuseli, Thoughts on the Imitation of Greek Art in Painting and Sculpture (1755). Pour De Quincey comme pour Winckelmann et Fuseli, l'art de la Grèce antique offre l'exemple d'une simplicité de la forme alliée à la pureté morale d'un peuple. Comme le décrivent Jacques Carré et Pierre Dubois, le style néo-classique international qui se développa dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, tout d'abord en Italie puis dans la majeure partie de l'Europe, devait beaucoup aux découvertes archéologiques récentes de Pompéi et de Herculanum. Les architectes Robert et James Adam (photo), William Chambers et John Soane jouèrent un rôle prépondérant dans le développement de ce style en Angleterre, et leurs réalisations influencées par le Français Clérisseau et l'Italien Piranèse émaillèrent le paysage anglais de façades austères, de jardins chinois, et de vastes maisons où l'intérieur était illuminé par l'agencement ingénieux de miroirs et de toits vitrés.

L'architecture du rêve — ou celle du rêveur - donne parfois lieu à des rêves architecturaux au sens littéral, c'est-à-dire mettant en scène des édifices, des rues, voire même une ville tout entière. Les villes-labyrinthes, les cités englouties ou célestes ont leur origine dans des documents iconographiques : vues et plans contenus dans les guides touristiques dans le premier cas, peintures historiques inspirées par les nouvelles découvertes archéologiques dans le second (« cities and temples, beyond the art of Phidias and Praxiteles, beyond the splendeurs of Babylon and Hekatompylos », 49), illustrations bibliques dans le troisième (« the dômes and cupolas of a great city... caught perhaps in childhood from some picture of Jerusalem », 76).

Lors des soirées de prise d'opium, les déambulations du jeune De Quincey dans Londres prennent l'allure de cauchemars. Les hallucinations visuelles informées par l'iconographie contemporaine déforment les façades, accentuent les ombres, multiplient les recoins si bien que la capitale prend l'apparence d'un labyrinthe géant ; « I came suddenly upon... knotty problems of alleys, ... enigmatical entries, and... sphynx's riddles of streets without thoroughfares » (47). Ces pérégrinations nocturnes viennent plus tard hanter les nuits de l’auteur : « the perplexities of my steps in London came back and haunted my sleep, with the feeling of perplexities moral or intellectual » (48). Le cauchemar du labyrinthe trouve son origine dans une série de gravures; les Prisons de Piranèse (fig. 2). En effet, dans la partie intitulée « The Pains of Opium » De Quincey relate, comme une anecdote, son premier contact indirect avec cette œuvre :

Many years ago, when I was looking over Piranesi's "Antiquities of Rome", Mr. Coleridge, who was standing by, described to me a set of plates by that artist, called his "Dreams", and which recorded the scenery of his own visions during the delirium of a fever. Some of them (I can describe only from memory of Mr. Coleridge's account) represented vast gothic halls; on the floor of which stood all sorts of engines and machinery, wheels, cables, pulleys, levers, catapulta, etc. expressive of enormous power put forth, and resistance overcome. Creeping along the sides of the walls, you perceived a staircase; and upon it, groping his way upwards, was Piranesi himself. [70-71]

L'auteur avoue ne pas avoir vu les gravures de ses yeux, mais il s'en est fait une image mentale d'après la description de Coleridge. Cet écart entre l'objet décrit et le scripteur explique quelques petites imprécisions qui nous renseignent sur la psychologie de leur auteur. L'erreur sur le titre qui, de Carceri d'Invenzione (Prisons imaginaires) devient Dreams (Rêves), laisse penser que De Quincey a trouvé dans les Prisons l'équivalent iconographique de ses propres « dream-visions». Les sensations de danger et de solitude sont plus grandes chez De Quincey que chez Piranèse qui a prévu des balustrades et des compagnons pour son moi prisonnier. Quant au personnage peinant dans l'effort ascensionnel, il évoque davantage le Sadak de Martin que de détenu de Piranèse. Cependant, la capacité de visualisation intérieure, d'après une simple description orale vieille de « nombreuses années », est surprenante, et le lecteur n'a aucune difficulté à identifier les gravures de Piranèse, ni même l'édition à laquelle elles appartiennent. Il s'agit sans doute de la deuxième, celle de 1761, qui comprend 16 gravures et affiche un caractère plus gothique en raison de la tonalité dominante plus sombre. Les Prisons de Piranèse ne prétendent pas représenter de véritables prisons mais plutôt un imaginaire tourmenté qui se transforme en labyrinthe-prison intérieur. Dans ce lieu imaginaire (ou cet antre de l'imagination), comme dans les rêves de De Quincey, les paramètres spatio-temporels deviennent incohérents.

De Quincey poursuit la description de ses rêves architecturaux par des visions de cités célestes et de palais : « In the early stage of my malady, the splendeur of my dreams was indeed chiefly architectural; and I beheld such pomp of cities and palaces as was never yet beheld by the waking eye, unless in the clouds » (71, c'est moi qui souligne).

Les premières sont décrites par l'intermédiaire de Wordsworth, dont De Quincey cite le poème « The Excursion » :

From a great modern poet I cite part of a passage which describes, as an appearance actually beheld in the clouds, what in many of its circumstances I saw frequently in sleep:

The appearance, instantaneousiy disclosed,
Was of a mighty city - boldly say
A wildemess of building, sinking far
And self-withdrawn into a wondrous depth,
Far sinking into splendour-without end! (71).

Cette description d'une cité majestueuse anéantie évoque les illustrations figurant Pompéi, Babylone ou Palmyre. L'ouvrage The Ruins of Palmyra (1753) de Wood et Dawson, richement illustré de gravures représentant les vestiges de l'ancienne cité syrienne, était connu de De Quincey (Burwick, « The Dream-Visions... », 23). Les visions de palais, quant à elles, rappellent le tableau Belshazzar's Feast de John Martin qui avait fait sensation en 1821, au moment même où De Quincey rédigeait ses Confessions.

Tout comme les rêves architecturaux attestant d'une tension entre l'idéal néo-classique symétrique, calme et harmonieux d'une part et une psyché tourmentée, alambiquée, acceptant les critères du sublime gothique d'autre part, les rêves aquatiques sont partagés entre des visions de lacs calmes et d'océans déchaînés. « To my architecture succeeded dreams of Iakes and silvery expanses of water » écrit De Quincey, avant de poursuivre : « the waters now changed their character, from translucent lakes, shining like mirrors, they now became seas and oceans » (72). Tandis que les lacs quinceyens laissent entrevoir leurs équivalents picturaux chez les aquarellistes paysagistes - Wilson notamment -, les marines évoquent l'esthétique romantique de Loutherbourg et de Turner. Les profondeurs océaniques, tout comme les dédales urbains, recèlent leurs mystères terrifiants qui se matérialisent en rêve par des visages grimaçants : « Upon the rocking waters of the ocean the human face began to appear: the sea appeared paved with innumerable faces, upturned to the heavens; faces imploring, wrathful, despairing, surged upwards by thousands » (72). Ce cauchemar pourrait trouver son origine dans les tableaux de naufrage, assez populaires à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, tels Le Naufrage (1769) de P. J. de Loutherbourg ou The Shipwreck (1805) de J. M. W. Turner.

Rêves de visages

Lorsque les visages n'apparaissent pas à la surface de l'eau, ils peuvent surgir, détachés de leur corps, entre les rideaux du lit pour observer le dormeur. «For years I was persecuted by visions as ugly and as ghastly phantoms as ever haunted the couch of Orestes » (35) confie De Quincey, se comparant à Oreste hanté par les esprits vengeurs, avant de décrire son rêve. «My Eumenides were at my bed-feet, and stared in upon me through the curtains» (36). Cette description évoque irrésistiblement le Cauchemar de Fuseli, et l'impression se confirme lorsque De Quincey décrit l'opiomane comme un cataleptique en crise, alité, inconscient, écrasé sous le poids de son démon et de son cauchemar : « The opium-eater lies under the weight of incubus and nightmare; he lies... just as a man forcibly confined to his bed by the mortal languor ofa relaxing disease » (67). Une gravure tirée de la deuxième version (celle de 1791) du célèbre tableau illustrait l'ouvrage The Botanical Garden d'Erasmus Darwin. Il est vraisemblable que De Quincey a vu, sinon l'œuvre peinte, du moins sa version gravée par Thomas Holloway. Que De Quincey se soit intéressé à Henry Fuseli, l'homme, le penseur et l'artiste, n'a rien d'étonnant : par sa biographie sensationnelle (dont une anecdote citée page 71), le peintre suisse était captivant. Mais surtout les deux hommes partageaient la même passion pour l'œuvre de John Milton, le même intérêt pour la théorie esthétique et la même curiosité pour les visions nocturnes.

Même lorsqu'ils ne sont pas monstrueux, ce sont des visages apparemment indépendants de tout corps qui peuplent les visions de De Quincey : « the human face tyrannized over my dreams » écrit-il (48). Ces visages sont parfois énigmatiques : ils laissent au rêveur « the feeling of perplexities moral or intellectual » (48). C'est peut-être dans les théories de la physiognomonie que l'on doit chercher l'origine de ces perplexités, et surtout dans les documents destinés aux étudiants en art, ouvrages illustrés tels The Expressions of the Passions (1692) et Essays on Physiognomy (1779), ouvrage de Lavater illustré par Fuseli, ou gravures telles Characters and Caricatures (1743) de W. Hogarth, figurant les différentes passions et expressions humaines. Les visages les plus beaux apparaissent sous l'effet de l'opium : dans la célèbre envolée lyrique qui clôt la partie consacrée aux plaisirs de l'opium, l’auteur rend grâce à la drogue de faire surgir du chaos de ses rêves les visages chéris de celles qui ne sont plus : « Oh ! just, subtte, and mighty opium! that... "from the anarchy of dreaming sleep", callest into sunny light the faces of long-buried beauties » (49). Ces visages surgis de nulle part, peints sans arrière-plan, rappellent le magnifique tableau de Hogarth The Artist's Servants (c 1750-55) (fig. 3). Une autre source iconographique pourrait être les miniatures, ces portraits de visages exclusivement, que l'on portait en bijou à l'époque pour penser aux êtres chers.

Rarement les portraits décrits par De Quincey dans les Confessions représentent les modèles en buste ou en pied : lorsque les visions ne concernent pas des visages uniquement, les personnages sont inclus dans une mise en scène et forment alors une scène de genre. Toutefois, la plus importante description d'un tableau imaginaire représentant une scène de genre ne vient pas des rêves de l’auteur, mais d'une tentative de reconstitution de la réalité par l’intermédiaire d'un peintre virtuel qui n'est autre que le lecteur lui-même. Après avoir non sans humour mentionné la tendance de certains peintres contemporains à préférer les ruines pittoresques aux édifices plus modernes et mieux entretenus — où l'on perçoit une discrète allusion à George Morland, spécialiste des scènes de genre bucoliques montrant la bonne vieille Angleterre des chaumières —, De Quincey se livre à un exercice de style peu commun. Il s'agit pour lui de faire réaliser par son lecteur le tableau représentant l’intérieur du cottage occupé par l’auteur lui-même. Le tableau ainsi réalisé pourrait s'intituler « Portrait de l'opiomane en son intérieur ». Fidèle au procédé de création picturale, De Quincey commence par indiquer l’échelle de la pièce puis nous demande de peindre les plans successifs de l’image en commençant par le fond. L'arrière-plan est occupé par les livres, la cheminée et le mobilier, le plan moyen par l'épouse de l’auteur — que selon la mode popularisée par Sir Joshua Reynolds, De Quincey n'hésite pas à travestir en figure allégorique : « paint her arms like Aurora's, and her smiles like Hebe's » (60) - assise près du guéridon où est disposée la théière, le premier plan enfin met en scène De Quincey et son flacon de laudanum. Quoiqu'il n'y ait pas vraiment d'indication chromatique, la scène est sombre car elle se passe au cours d'une nuit d'hiver. L'intérieur en nocturne est encore assombri par les quelque 5 000 ouvrages qui tapissent les murs. La seule source lumineuse est le feu généreux qui brûle dans la cheminée, créant un effet frappant de clair-obscur qui, si le tableau est correctement exécuté, ne manquera pas de creuser les reliefs, et d'approfondir les ombres. Cette dramatisation chromatique est mise par De Quincey sur le compte de l'opium qui possède un pouvoir extraordinaire « not merely for exulting the colours of dream-scenery, but for deepening its shadows » (SP, 88), mais elle participe aussi de l'esthétique romantique. Le peintre-rêveur privilégie les fonds sombres, comme l'indique sa formule « painting upon the darkness ». L'arrière-plan ainsi jeté dans la pénombre focalise l’attention du lecteur-spectateur sur le premier plan où De Quincey le maître nous interdit d'introduire la moindre touche dorée : le « réceptacle d'or » est instantanément retouché en flacon de verre contenant le laudanum couleur rubis e résultat est un tableau très sombre, avec une harmonie en rouge et noir qui évoque les peintures nocturnes de Joseph Wright of Derby. Chez les deux artistes, la composition générale évocatrice d'un mystère importe plus que les détails fidèlement copiés de la nature. Le portrait le plus fidèle de De Quincey sera celui qui saura le mieux évoquer l'atmosphère de son intérieur - qui est en fait une extension de lui-même, conformément aux conventions de l'art du portrait tel qu'il était pratiqué par les maîtres hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles - non pas celui qui sera mieux renseigné sur la couleur de ses yeux ou la forme de son nez. En cela Thomas De Quincey semble s'opposer aux peintres adeptes de la physiognomonie selon qui la personnalité d'un sujet est lisible dans les traits de son visage, tout comme il semble s'opposer aussi à Thomas Gainsborough pour qui la ressemblance avec le modèle est la seule raison d'être du portrait. Un portrait véritable étant, selon De Quincey, essentiellement psychologique, le maître laisse à son élève le soin de remplir à sa guise les espaces réservés pour l'apparence physique des personnages.

Dans la stratégie qu'il met en œuvre, De Quincey prend le contre- pied de la pratique couramment utilisée dans les ateliers des portraitistes. En effet, William Vaughan explique que « in the case of highly organized studios, [the head] might be all that the artist himself would execute. The picture would then be passed over to assistants to complete the body, drapery and background » (Vaughan, 43). Ignorant la pratique de ces portraitistes mercantiles, De Quincey tient à faire réaliser son tableau dans les règles de l'art, en commençant par le fond pour terminer par le premier plan, tout en laissant à son lecteur l'illusion qu'il est le maître puisqu'on lui confie la tâche d'exécuter à son goût la partie noble du portrait, c'est-à-dire le visage. Toutefois, cette illusion n'est qu'un subterfuge car, comme nous l’avons précisé, le portrait psychologique, le seul qui importe vraiment aux yeux de De Quincey, se déduit d'une atmosphère créée par des marqueurs esthétiques, sociaux et culturels. C'est pourquoi le portrait ne peut se résumer à une présentation en pied ou en buste du modèle, une mise en scène s'avère nécessaire et le portrait se transforme alors en scène de genre à la manière de Joseph Wright. Que l'on pense à La Forge (1771), à L'Alchimiste (1771), à la célèbre Expérience avec un oiseau (1768) ou encore à L'Orerie (1766), ce sont toujours des scènes nocturnes mettant en scène un héros démiurge dans l'instant suspendu où s'accomplit son miracle que représente Wright. De la même manière, le tableau que De Quincey encourage son lecteur à peindre met en scène un héros - « I ought to occupy the foreground of the picture... being the hero of the pièce » (61) - dans l'instant miraculeux de tension où s'accomplit l'épiphanie, qui dans son cas consiste à percer le mystère de l'activité onirique.

C'est un tableau montrant une expérience scientifique dont de Quincey est simultanément l’auteur et l'objet. La partie du livre qui suit immédiatement la réalisation de la peinture virtuelle est justement consacrée aux « Douleurs de l'opium », et nous fait partager les secrets de l'expérience.

Le rêve du matin de Pâques commence également comme une scène de genre mettant en scène l'auteur devant la porte de sa chaumière, contemplant la nature. Toutefois la fraîche peinture bucolique à la manière de George Morland prend bientôt les accents sublimes d'un John Martin :

It was Easter Sunday, and as yet very early in the moming. I was standing, as it seemed to me, at the door of my own cottage. Right before me lay the very scene which could really be commanded from that situation, but exalted, as was usual, and solemnized by the power of dreams. There were the same mountains, and the same lovely valley at their feet; but the mountains were raised to more than Alpine height... no living creature was to be seen, excepting that in the green church-yard there were cattle tranquilly reposing upon the verdant graves. [75-76]

Ce rêve qui se termine provisoirement par la vision d'un cimetière, et se prolonge par une porte que l'on ouvre pour entrer dans un nouveau rêve évoque le tableau de Caspar David Friedrich, Monastery Graveyard in the Snow (1817-19) (fig. 4), tableau aujourd'hui détruit mais immensément populaire en son temps.

Rêves orientalistes

Le rêve du matin de Pâques, où la porte du cimetière donne accès à un paysage imaginaire, sert de transition vers un autre monde, celui de l'Orient:

I turned, as if to open the garden gate; and immediately I saw upon the left a scene far different; but which yet the power of dreams had reconciled into harmony with the other. The scene was an Oriental one; and there also it was Easter Sunday. [76]

Dans la description de ce rêve, De Quincey est capable d'identifier la scène comme se déroulant en Orient grâce à quelques indices architecturaux et botaniques : « domes, cupolas, Judean palms ». Ces marqueurs semblent tout droit sortis des albums que les explorateurs anglais rapportaient de leurs voyages. Les images montrant les paysages, faune, flore des pays exotiques, les costumes et les coutumes de leurs habitants étaient très prisées à l'époque de De Quincey. William Alexander par exemple avait publié les illustrations de son voyage en Chine en 1799, et l'ouvrage de Thornton The Temple of Flora (1800) présentait une sélection de plantes tropicales. Le père de Thomas De Quincey avait rapporté de ses voyages en Jamaïque quelques-uns de ces ouvrages illustrés et les dernières semaines qu'il passa en compagnie de son fils de 7 ans furent occupées à feuilleter ensemble « books and pictures brought from the West Indies» (Lindop, 12). Ce sont des détails empruntés à ce fonds d'imagerie exotique qui viennent orientaliser les rêves de De Quincey, et les transformer en cauchemars. L'auteur semble être conscient de l'aspect hétéroclite et insolite du tableau ainsi réalisé : « I brought together all creatures, birds, beasts, reptiles, all trees and plants, usages and appearances, that are found in all tropical regions » écrit-il pour expliquer l'horreur que lui inspiraient ses visions : « The unimaginable horror which these dreams of oriental imagery... impressed upon me » (73, c'est moi qui souligne).

Le rêve du Malais semble avoir été provoqué par une visite (réelle ou non, peu importe) survenue en 1816. Le souvenir de son visiteur s'est inscrit dans l'imagination de De Quincey en termes picturaux : « the group which presented itself, arranged as it was by accident, though not very elaborate, took hold of my fancy and my eye in a way that none of the statuesque attitudes exhibited in the ballets at the Opera House... had ever done » décrit-il avant de conclure : « a more striking picture could not be imagined » (56). L'une des sources de cette image frappante pourrait être History of Sumatra (1743), un ouvrage de William Marsden illustré par Antoine Cardon de 26 gravures en taille douce dont l'une montrait un Malais en costume oriental (fig. 5) : c'est ce que suggère Grevel Lindop (Lindop, 218). Pour de nombreux Occidentaux, l'idée d'Orient était essentiellement fondée sur des documents iconographiques. Les sources visuelles comptaient les tableaux contemporains popularisés sous forme de gravures, les illustrations contenues dans la Bible - « Amongst our nursery collection of books was the Bible illustrated with many pictures » (SP, 104) se souvient De Quincey -, ainsi que les performances théâtrales parfois tirées d'épisodes bibliques pour lesquelles des décors spectaculaires étaient conçus.

En dépit de l'exotisme de leur imagerie, les rêves orientalistes de De Quincey semblent moins riches et moins profonds que les autres : les crocodiles et les perroquets, les temples et les pyramides ont un aspect artificiel. Cela tient peut-être au fait que trop souvent à cette époque les peintres ayant fait le voyage en des contrées lointaines projetaient sur leurs témoignages une vision du monde « à l'Occidentale », incitant leur public à effectuer des amalgames entre Occident et Orient, au risque d'orientaliser par quelques détails des paysages fondamentalement occidentaux. Ainsi les rêves orientaux les plus vibrants de De Quincey sont ceux qui, débarrassés de leurs oripeaux orientalisants, sont inspirés de la Bible, car ils touchent une couche plus profonde et plus authentique de la culture de leur auteur et de son public.

Rêves dramatico-historiques

Chez De Quincey, l'iconographie biblique, que l'on peut à certains égards considérer comme relevant de la catégorie orientaliste, se met fréquemment en mouvement, jouant des différences de plans, des effets climatiques, des variations chromatiques, pour finalement s'apparenter davantage à de la peinture d'histoire. Le mouvement décrit est le plus souvent apocalyptique, ou bien il est suggéré par le brouillage des perspectives ou des échelles qui forcent le mouvement de l'œil et donnent le vertige : « As we try to grasp the totality of his vision, these equivocal perspectives introduce a certain disequilibrium, a vertigo, effects that De Quincey specializes in» (De Luca, 25). L'image se multiplie, et de la prolifération d'images se succédant naît un mouvement qu'il serait anachronique de qualifier de cinématographique, mais que De Quincey décrit en termes théâtraux : l’auteur peut à loisir choisir la représentation du soir après avoir mentalement peint ses décors et ses scènes, et « répété » les déplacements. « Often I used to see, after painting upon the blank darkness a sort of rehearsal whilst waking » (70), explique-t-il.

Ces tableaux mobiles, prenant l'apparence de scènes de theâtre doivent sans doute leur origine à de Loutherbourg. Ce peintre français fut l'un des premiers à introduire en Angleterre des oeuvres d'un nouveau genre, qui ne prétendent pas représenter la réalité, et doivent se contempler à la manière d'un spectacle. Ce n'est pas du reste par hasard s'il exerça une partie de sa carrière comme peintre de décors de théâtre - décors savamment travaillés et rehaussés d'effets sonores et lumineux qui s'apparentaient à des mises en scène multimédia de type « son et lumière ». En 1781 il mit au point l’eidophusikon, une sorte de mini-théâtre automatique et animé où se succédaient différents tableaux de sa composition. Même si, comme l'écrit Grevel Lindop, Thomas De Quincey ne revit plus son frère William après que ce dernier ait été placé en apprentissage chez de Loutherbourg, il est probable que par leur correspondance au moins, le cadet ait été informé par son aîné de la machine extraordinaire mise au point par le maître chez lequel il vivait, et au domicile duquel il mourut à la fin du mois de novembre 1797.

Les attractions visuelles connurent un immense succès public et façonnèrent durablement l'imaginaire britannique. Comme l'a remarqué Robert Snyder, lorsque De Quincey essaie d'expliquer le fonctionnement de l'activité onirique, il a recours à la métaphore de la merveilleuse boîte à images, « the machinary for dreaming », « the magnificent apparatus [which] forces the infinite into the chambers of the human brain, and throws dark reflections... upon the mirrors of the sleeping mind » (SP, 88). Parmi ces boîtes à images, il sollicite de nombreuses technologies nouvelles, depuis la camera obscura et le télescope (celui de J. P. Nichol ou celui de Lord Rosse auquel il consacra un article en 1846), « the one great tube through which man communicates with the shadowy » (SP, 88), jusqu'au « miroir de Claude », au panorama inventé en 1787 par R. Barker (qui permettait la vue d'un paysage à 360°) et aux dioramas les plus perfectionnés tels l’eidophusikon. Ces innovations technologiques permettent au rêveur-narrateur de s'affranchir des restrictions de la bidimensionnalité et de transformer ses tableaux en performances.

La première vision « animée » fait appel à ï'iconographie des fêtes galantes « à la Watteau », incluant « a crowd of ladies, and perhaps a festival, and dances » (70), détails inspirés peut-être par les panneaux peints par Francis Hayman pour les célèbres Vauxhall Gardens à Londres. Puis ce sont des défilés d'armées qui occupent la scène : « immediately came sweeping by, in gorgeous pendulaments, Paulus or Marius, girt round by a company of centurions, with the crimson tunic hoisted on a spear, and followed by the alalagmos of the Roman legions » (70); « infinite cavalcades filing off - and the tread of innumerable armies» (77). Cette seconde vision appelle immédiatement la peinture historique, genre considéré à l'époque comme le plus noble et pratiqué, entre autres, par de Loutherbourg et Turner. On pense à A Distant Hail-Storm Coming On, and the March of the Soldiers with their Baggage (1799) du premier et Snow Storm: Hannibal and his Army Crossing the Alps (1812) du second. Comme les peintres aspirant aux honneurs, Thomas de Quincey « historicise » le paysage par l'insertion d'un événement ou d'un personnage historique (au sens large - y compris biblique ou mythologique) afin d'anoblir un genre qui, pour être très populaire, n'en était pas moins considéré comme mineur par les professeurs de la Royal Academy. Un titre, une allusion biblique ou littéraire suffisent souvent à légitimer les paysages les plus fantastiques d'un Turner ou d'un Martin.

Comme nous l'avons vu, les rêves « kinétiques » d'apocalypse font partie, au même titre que les rêves d'armées, de la catégorie « paysage historique ». Ce genre se prête peu au naturalisme, aussi, fidèle aux canons de l'esthétique romantique, Thomas De Quincey rêve de paysages dramatisés où l'humain désemparé fait face à une nature déchaînée : « The morning was come of a mighty day - a day of crisis and of final hope for human nature, then suffering some mysterious eclipse... Somewhere... a battle, a strife, an agony was conducting, - was evolving like a great drama... Then came sudden alarms: hurryings to and fro: trepidations of innumerable fugitives... darkness and lights; tempest and human faces; and at last... female forms, and the features that were worth all the world to me » (77). La description de ce rêve pourrait s'appliquer au tableau de John Martin The Great Day of His Wrath (1852) qui n'existait pas encore lorsque De Quincey publia la première édition des Confessions. Les deux tableaux illustrent le paysage historique dans tout ce qu'il peut avoir de dramatique, à renfort d'effets « spéciaux » jouant sur les échelles, les contrastes des lumières et des ombres, des masses et des surfaces. Comme source d'inspiration, John Martin reconnaissait Turner et de Loutherbourg. La similarité entre le tableau rêvé de De Quincey, et celui peint de Martin tient peut-être de ce que les deux hommes partageaient la même sensibilité et la même culture visuelle.

Notre visite virtuelle des galeries de tableaux rêvés par De Quincey permet de suggérer que le peintre-rêveur pouvait être à l'occasion un créateur mais qu'il était avant tout un habile et fidèle praticien, puisant pour ses compositions dans les richesses d'un musée imaginaire étonnamment bien doté, dont il n'a pas fait état, sans doute parce que ses contemporains en partageaient l'accès. Toutefois, comme les notes textuelles s'avèrent nécessaires aujourd'hui pour les références aux faits ou citations devenus opaques, les références iconographiques qui saturent les interlignes demandaient un rappel des œuvres que pouvait visualiser intérieurement un lecteur en 1822. Nous pensons pouvoir affirmer après examen des différents tableaux rêvés et des théories qui les sous-tendent, que les tableaux quinceyens sont induits pour une large part par l'iconographie contemporaine.

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Dernière modification 28 January 2013